[ Retour ] [ Face au handicap ] [ Les associations ]

Mon témoignage
NB. Vous avez déjà lu ce qui est en bleu... Bon courage pour la suite !

Automne 1963.
Après une classe de seconde laborieuse, la 1ère vient de commencer par l'ablation des amygdales. Mais tout va plutôt bien. Jusqu'à ce matin où, au lever, un vertige terrible me renverse dans mon lit. Impossible de me tenir debout, tout tourne à une allure vertigineuse, c'est le cas de le dire. Pas question d'aller en classe ce matin, je me redresse petit à petit, je me lève, flageolant. La journée se passe sans autre anicroche. Le lendemain matin, rebelote. Mes parents s'inquiètent, moi aussi, je me retrouve chez le médecin qui, observant une nouvelle crise, s'affole et m'envoie illico à l'hôpital. Là, nouveaux examens, mais pas de nouvelle crise, j'ai un peu l'impression qu'on me prend pour un simulateur...
Quinze jours après, trois jours d'hôpital littéralement démoralisants. J'ai appris à me lever lentement, je n'ai plus eu de nouvelle crise. Les examens succèdent aux examens... et ne révèlent pas grand-chose. Une explication bricolée : une oreille interne abîmée par une dent de sagesse encore incluse, certes énorme et qui pousse de travers, qu'on m'enlève en novembre. Une explication que je veux bien admettre, car s'il n'y a pas de nouvelle crise parce que je suis prudent, un vertige permanent s'est installé, qui ne me lâchera plus, impossible de regarder vers le bas sans voir le paysage onduler, se gondoler. Une explication qui ne me satisfait pas quand même : si cette dent de sagesse est allée farfouiller dans les canaux semi-circulaires de l'oreille interne, comment a-t-on pu me l'enlever sans les endommager ?
C'est peut-être ainsi que tout a commencé... J'avais quinze ans.
N'importe, j'adore la marche, j'adore la montagne. Impossible d'éviter toujours les situations vertigineuses, ce n'est pas toujours facile ni drôle, mais je suis prudent, c'est tout.

Une quinzaine d'années passent.
Tout va bien. Et un beau jour, au cours d'une rando, mon pied, mal assuré dans des rochers pourtant plutôt banals, glisse... Superbe entorse, cinq kilomètres à faire à pied pour retrouver ma voiture. Peu de conséquences immédiates, mais à partir de là, dans des circonstances imprévisibles et parfois difficiles à croire, cette cheville va se tordre régulièrement plusieurs fois par an. Ça fait mal, c'est handicapant pour marcher en montagne. Quel rapport avec le vertige ? A première vue, aucun.
Mais j'en ai assez de ces entorses répétitives, je consulte un rhumatologue qui n'observe aucune anomalie ligamentaire ou musculaire, sinon une nette atrophie de la jambe gauche, et qui m'envoie chez un neurologue. J'aurais plutôt tendance à me demander "quel rapport" ?
Les examens recommencent. Rien de bien convaincant. Je suis un cas tout à fait atypique, ça ressemble à tout et à rien en même temps. Je continue les randonnées, mais autre chose m'alerte : cette jambe fatigue très vite. J'ai l'impression qu'après avoir marché quelques kilomètres, c'est devenu un poids mort, au sens propre du terme, "je traîne la jambe". Je n'y prête pas tellement attention, mettant la fatigue sur le manque d'entraînement, parce que maintenant, marié, père de deux jeunes enfants pas encore marcheurs, je marche moi-même moins. De plus la crainte de me tordre encore la cheville fait que je ne marche pas naturellement : je me crispe, je fatigue. Je fais quelques séances de kiné dans l'espoir d'améliorer les choses, sans grand effet.

Janvier 1995
Un matin, au lever, je remarque de discrets fourmillements dans cette même jambe gauche. Comme ça m'arrive parfois, je n'y prête pas attention, mais cette fois-ci, ça s'amplifie, j'ai des fourmis dans les jambes toute la journée du lendemain. C'est désagréable, gênant pour marcher, et en plus s'installe une fatigue très forte de cette jambe : aujourd'hui, je n'ai même pas besoin d'avoir marché pour traîner la jambe.
Le lendemain, au réveil, impossible de bouger cette jambe. C'est une impression terrible. Le mouvement revient après quelques minutes, mais ma femme s'affole. Retour chez le neurologue, reprise des examens ; un séjour de trois jours dans une clinique neurologique, dans une ambiance déprimante, une ponction lombaire qui me collera trois jours d'une migraine à me cogner la tête contre les murs. Et toujours rien. Le liquide rachidien n'est pas tout à fait normal, mais pas vraiment anormal non plus. On ne sait toujours pas ce que vous avez, on commence à y voir un peu plus clair, mais ce n'est pas encore ça. On pourrait essayer des corticoïdes, je n'y tiens pas, on en reste là. Les fourmillements sont encore là, mais pas trop gênants, ça décroît lentement, on fera avec.
La vie continue. Détour chez un homéopathe, qui pour la première fois envisage la possibilité de la SEP, et qui me prescrit des piqûres sous-cutanées aussi douloureuses qu'inefficaces. Les promenades sont de plus en plus courtes, la fatigue arrive très vite. Je ne me promène plus dans les Vosges sans une canne. Et je commence à penser que l'homéopathe n'avait peut-être pas tout à fait tort dans le diagnostic.

Avril 1996
La confirmation viendra de manière totalement inattendue. Un toucher rectal, sans aucun lien avec ces problèmes, m'a révélé une prostate anormalement grosse pour mon âge. Le 1er mai survient un blocage urinaire somptueux. Le soir, il faut sonder une vessie prête à éclater et l'urologue tient à me garder pour régler le problème tout de suite. L'opération se passe très bien, la convalescence rapide. Ce n'est que deux mois après, à l'occasion une visite de routine au neurologue, que j'évoque cet incident, tout étant maintenant rentré dans l'ordre après l'opération. On dirait une illumination pour lui. Tout s'additionne, tout devient clair. Il y a longtemps que je m'y attends, il en est bien conscient, et je préfère savoir ce que j'ai plutôt que de me battre contre des moulins à vent. Paradoxalement, ma femme est plus affectée que moi. Faut-il faire remonter l'apparition de la SEP jusqu'aux vertiges de mon adolescence ? Il y a un pas qu'il est sans intérêt de franchir. Il m'est bien égal de savoir quand elle est réellement apparue, elle est là, mais maintenant, je me sens une énergie nouvelle, je sais contre quoi je me bats.
Dans les mois qui suivent, ça allait encore... Mais après un kilomètre de marche, deux heures de cours où je suis tout le temps debout ou deux étages à monter pour rejoindre ma salle de classe, je ne suis pas fâché de m'asseoir. J'ai d" tirer un trait sur ces excursions d'autrefois et me contenter de petits bouts de marche pour troisième âge. Mes élèves doivent se demander quand je traverse la cour d'un pas mal assuré si je suis à jeun. Une autre question se pose : dois-je en parler à mes enfants. Nous avons longtemps hésité. J'ai fini par me convaincre qu'il était inutile de tergiverser, de chercher des faux-fuyants. J'ai parlé aussi simplement que possible, j'ai eu la satisfaction de voir qu'ils ont plutôt bien accepté. Est-ce l'origine de la vocation de Jacques pour la biologie ? Allez donc savoir !
Après un an et demi, après une nouvelle petite poussée sans gravité, j'ai maintenant chaque semaine une piqûre d'interféron. Depuis je n'ai plus eu qu'une petite poussée en 2000 et une plus sévère en janvier 2004 ; la fatigue est toujours là, plus ou moins forte, par moments l'impression d'avoir récupéré, par moments l'impression d'être complètement crevé. Cette dernière poussée m'a posé sérieusement la question de continuer mon métier d'enseignant. Là encore, longues hésitations : je suis en congé de longue maladie jusqu'en 2007 ; il semble bien probable, malgré la bonne volonté de l'administration du lycée qui m'a toujours témoigné beaucoup de compréhension et de sollicitude, que je ne reprendrai pas.

Janvier 2007
Jacques a 22 ans ; depuis longtemps, il regrette - il n'est pas le seul - de ne plus pouvoir faire de grandes balades avec papa. Il se console en se lançant lui-même dans la randonnée ; nous mettons nos souvenirs de rando en ligne sur www.vosges-rando.net. Je m'en doutais : je n'ai pas récupéré depuis la dernière poussée. J'ai dû me résoudre à demander une retraite anticipée pour invalidité. Petit à petit, j'arrive maintenant à une aggravation légère mais continue. Mon périmètre de marche se limite à une centaine de mètres, mais j'ai toujours envie d'essayer. Une douloureuse névralgie faciale plus ou moins bien traitée par un antiépileptique a nécessité la thermocoagulation du nerf trijumeau, une opération bénigne mais pas très agréable et dont les résultats ne sont pas à la hauteur de ce que j'en espérais. Ce printemps, une paralysie faciale (de l'autre côté) m'a gêné pendant 2 mois avant de regresser sous les coups des corticoïdes ; j'ignore si elle étais liée à la SEP mais ça fait un drôle d'effet d'avoir du mal à articuler, à boire, à fermer les yeux... A part ça, je vis aussi normalement que possible avec la conscience de mes limites et l'épée de Damoclès d'une reprise de la maladie. Une situation que tous les malades connaissent et qui ne m'empêche pas d'avoir plein de projets. J'ai dû renoncer, sans plaisir, à beaucoup de choses que j'aimais : il y a des deuils qui ne sont pas faciles à faire. J'ai toujours des fourmis dans les jambes en voyant de randonneurs partir sur un sentier et beaucoup de peine à l'idée que je ne les accompagnerai plus, que bien des endroits que j'aimais me sont maintenant interdits... Je ne marche plus beaucoup et toujours avec une canne, je monte et descends les escaliers avec peine en m'accrochant à la rampe, j'ai installé chez moi un monte-personnes et en dehors de cette fichue fatigue toujours présente, je n'ai pas d'autre atteinte, je suis à peu près autonome.

Mars 2009
L'aggravation se poursuit, lentement mais sûrement. Mon manque d'équilibre me contraint à faire du cabotage et à ne pas m'éloigner des murs ou des meubles. J'ai troqué la canne contre un déambulateur, qui améliore sensiblement le confort des déplacements intérieurs. Pour l'extérieur, il y a un moment que je ne peux plus me passer d'un fauteuil roulant ou d'un scooter électrique qui me permet de me déplacer en ville ou de revenir en forêt, mais les chemins accessibles sont rares. Une nouvelle opération sur le nerf trijumeau a mis un coup d'arrêt durable à la névralgie faciale, que je voudrais rêver définitif... Du coup, l'arrêt des antiépileptiques m'a donné davantage d'énergie et de confort. Nous avons néanmoins sûr commencer des travaux littéralement pharaoniques dans la maison : installation d'un élévateur de la cave à l'étage, aménagement d'une salle de bain adaptée. Je suis maintenant handicapé pour de bon, mais nous avons trouvé bien des systèmes pratiques et efficaces qui limitent ma dépendance. La voiture (la précédente avait déjà une boîte de vitesses auomatique) a été adaptée pour la conduite sans les pieds : arceau accélérateur au volant, levier de frein, tout dans les mains, qui, Dieu merci, fonctionnent de manière satisfaisante. Je peux encore faire une centaine de pas à la fois au maximum. Je les fais avec plaisir.

Mai 2012
Il y a quinze ans maintenant que mes possibilités ont commencé à s'effilocher, mais je suis actuellement dans une phase assez stable et calme. J'ai dû avoir entre 7 et 800 piqûres d'interféron, mais je considère que j'ai de la chance. Et si ma vie a pris d'autres orientations, elle me procure autant de bonheur.